Dans le cadre du panel « Liberté, citoyenneté et défis de la droite à la démocratie », j’ai présenté ma conférence intitulée « S/M comme catégorie de la philosophie politique pour comprendre l’émergence de l’aile droite de la politique : une approche foucaldienne », dont le résumé est présenté ci-dessous :
« C’est avec un immense plaisir que je commence en exprimant ma plus sincère gratitude au Comité d’organisation de cette conférence prestigieuse pour m’avoir offert le privilège de partager mes résultats de recherche avec un public aussi distingué. Vos efforts inlassables et votre dévouement indéfectible à la réalisation de cet événement sont véritablement appréciés. Je souhaite également adresser mes plus vifs remerciements au King’s College de Londres pour son accueil chaleureux et pour m’avoir donné l’opportunité de présenter mon travail dans les murs vénérables de cette illustre institution. L’histoire riche et la tradition d’excellence qui imprègnent cette université renommée sont une source d’inspiration pour moi, et je suis profondément reconnaissant d’avoir eu le privilège de faire partie de cette communauté, même brièvement.
L’inclusion du concept de sadomasochisme dans le titre de ma présentation peut, à juste titre, susciter certaines attentes et potentiellement prêter à confusion. Étant donné le rôle prépondérant de la théorie psychanalytique dans la pathologisation des pratiques sadomasochistes, ainsi que l’exploration approfondie de la sexualité dans l’œuvre de Michel Foucault, il est raisonnable de penser que cette discussion tournera autour des intersections entre désir, pouvoir et identité. Cependant, je tiens à préciser d’emblée que mon analyse vise à emprunter une trajectoire distincte, qui s’écarte des discours plus établis sur le sadomasochisme dans les domaines de la psychanalyse et des études sur la sexualité.
Je propose de subvertir délibérément la trajectoire intuitive des discussions sur le sadomasochisme, qui gravitent souvent autour de la sexualité ou des cadres interprétatifs de la psychanalyse. Au lieu de cela, j’entends explorer les dynamiques complexes de pouvoir et de contrôle qui sous-tendent les pratiques sadomasochistes, en les situant dans un discours plus large sur les mécanismes du pouvoir dans les contextes sociétaux. En évitant les voies plus évidentes et souvent empruntées des interprétations sexualisées ou psychanalytiques, cet examen vise à mettre en lumière la nature nuancée et multiforme des relations de pouvoir, révélant de quelle manière le sadomasochisme peut servir de prisme paradigmatique pour comprendre l’interaction complexe entre domination, soumission et résistance.
Le but de mon intervention est de proposer une approche de notre époque actuelle, un moment politique frustrant marqué par la réémergence de certains mouvements politiques de droite et l’accession au pouvoir de dirigeants qui n’hésitent pas à bafouer les droits humains et la démocratie. Mais avant d’aller plus loin, je voudrais esquisser la structure de cette présentation et préciser la portée de mon propos. Compte tenu des contraintes de temps, je me concentrerai sur l’exposé de la thèse centrale de mon argumentation, plutôt que sur un examen exhaustif du sujet. Pour commencer, j’expliquerai ce que j’entends par les caractéristiques distinctives du pouvoir contemporain, en m’appuyant sur les travaux de plusieurs penseurs politiques contemporains qui ont prolongé et dépassé les idées de Foucault. Ensuite, je situerai la catégorie du sadomasochisme, telle que comprise par Michel Foucault, dans ce contexte, tout en explorant les résonances de cette idée dans l’œuvre de deux autres penseurs clés. Enfin, je fournirai un exemple illustratif nous permettant d’évaluer la pertinence de mon analyse.
Comme je l’ai mentionné précédemment, je pars du postulat que la manière dont le pouvoir se manifeste et ses dynamiques présentent des caractéristiques qui le distinguent du pouvoir moderne. En effet, dans un nombre significatif de pays, la réponse politique au néolibéralisme a été marquée par une régression démocratique, comme en témoigne le déclin de l’autonomie du pouvoir judiciaire et des autorités financières, l’escalade du contrôle des médias et la manipulation des processus électoraux à des fins de contrôle autoritaire. Les dynamiques économiques et l’impact du néolibéralisme, compris comme la déréglementation et la libéralisation des marchés, ne sont qu’un des facteurs contribuant à ce glissement autoritaire.
Selon certains penseurs politiques, il existe une tendance mondiale caractérisée par la rhétorique et les politiques d’exclusion et de marginalisation de certains groupes, ainsi que par la montée du populisme réactionnaire, du nativisme, du racisme et de la xénophobie. Par exemple, Wendy Brown souligne que ces tendances augmentent le risque de leadership politique antidémocratique et conduisent à l’érosion des éléments fondamentaux des sociétés démocratiques libérales, qui semblaient auparavant stables et durables mais apparaissent désormais plus vulnérables. Dans ce cadre, certains penseurs ont observé comment les mouvements politiques de droite sont encouragés à exiger des politiques qui permettent, voire favorisent, la remise en cause du constitutionnalisme et de l’état de droit, « attirant ainsi le soutien non seulement de la population blanche, non éduquée, chrétienne évangélique – animée par le mécontentement, la colère ou la douleur – mais aussi des blancs éduqués, des minorités raciales, des ultra-riches, des ultra-sionistes et de l’alt-right ».
À une époque politique où, comme l’aurait soutenu Tocqueville, les individus choisissent simplement leurs « gardiens » et jouissent d’un certain degré d’autonomie et de liberté, le néolibéralisme est devenu incertain dans la mesure où l’idée de liberté a été remodelée pour justifier des mouvements politiques oppressifs et antidémocratiques. Autrement dit, en sapant l’égalité des droits, les libertés civiles et la tolérance, tout en promouvant le nationalisme blanc, l’autoritarisme et l’exclusion sociale, aboutissant finalement au déplacement du social et du politique par une combinaison de marchés et de moralité traditionaliste, signe d’une logique dépolitisante qui repose sur la « méfiance envers le politique et le désaveu du social ». Ou, comme le déclare Robin Celikates, avec la soustraction de la prise de décision à la participation et à la contestation publiques, encadrant les décisions techniques et les problèmes à résoudre par des experts plutôt que des questions politiques ouvertes au débat.
Aujourd’hui, le nœud du problème concerne l’avènement de politiques antidémocratiques, qui a précipité une crise dans la manière dont ces phénomènes sont catégorisés et compris. Le moment présent est marqué par une prolifération de l’autoritarisme, du populisme réactionnaire, du nativisme, du racisme et de la xénophobie à l’échelle mondiale, posant un défi substantiel au champ de l’analyse politique. La question fondamentale sous-jacente à ce défi est l’incapacité de ces mouvements à être accommodés dans les classifications politiques dominantes, engendrant ainsi un état de perplexité et un obstacle analytique pour les observateurs. L’absence de cohérence idéologique au sein de ces mouvements leur permet d’amalgamer des éléments incongrus de manière inattendue. Par exemple, la convergence des concepts de l’étatisme et du nationalisme avec les principes néolibéraux de liberté donne naissance à une entité politique hybride qui défie toute catégorisation simple. Par conséquent, les approches conventionnelles de l’analyse politique ne parviennent souvent pas à traiter adéquatement les défis posés par ces mouvements hybrides. De plus, la posture antipolitique adoptée par ces groupes, caractérisée par un rejet de la politique conventionnelle, des processus et des institutions, complique davantage notre compréhension de la question. Ce rejet a pour effet de saper les cadres qui permettent habituellement une analyse nuancée. Le résultat est un renforcement de la difficulté à aborder la complexité et la dynamique de ces tendances émergentes.
En conséquence, partant du constat qu’il existe une tension entre la nécessité de classification et l’insaisissabilité des éruptions de droite, l’objectif de ma recherche a été de proposer une catégorie théorique capable de comprendre les subtilités et la rigueur inhérentes aux dynamiques de pouvoir contemporaines.
Comme mentionné précédemment dans l’introduction de cette présentation, mon analyse s’appuie sur l’approche de Michel Foucault concernant le sadomasochisme. Je cite un extrait de l’un de ses derniers entretiens, qui résume la perspective de Foucault sur ce sujet :
« Je pense que ce que nous avons ici est une sorte de création, une entreprise créative, dont l’une des principales caractéristiques est ce que j’appelle la déssexualisation du plaisir. L’idée que le plaisir physique provient toujours du plaisir sexuel, et l’idée que le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles, je pense que c’est vraiment quelque chose de faux. Ce que les pratiques SM nous montrent, c’est que nous pouvons tirer du plaisir d’objets très étranges, en utilisant certaines parties étranges de notre corps, dans des situations très inhabituelles, etc. L’idée que le plaisir sexuel est la base de tous les plaisirs possibles est vraiment erronée. »
Ce qui est important pour nous, c’est que Foucault conceptualise ici la « création » comme un processus d’innovation et d’expérimentation dans l’expérience du plaisir, impliquant une réinvention du plaisir au-delà des dimensions normatives traditionnelles de la sexualité. En ce sens, la « création » fait référence à la capacité d’inventer et d’expérimenter de nouvelles formes de plaisir, au-delà des normes et conventions sexuelles traditionnelles. Foucault considère cela comme une forme de libération et d’émancipation, car cela permet aux individus de prendre le contrôle de leur propre expérience du plaisir et de créer de nouvelles formes de jouissance et de satisfaction. De plus, Foucault suggère que cette création de nouvelles formes de plaisir peut constituer une forme de résistance aux normes et pouvoirs dominants qui cherchent à contrôler et à réguler la sexualité. En créant de nouvelles formes de plaisir, les individus peuvent contester et subvertir les normes et attentes qui leur sont imposées.
Néanmoins, tout en s’appuyant sur le cadre conceptuel développé dans la tradition philosophique de Michel Foucault, ma recherche ne se limite pas uniquement à cette tradition. Je propose de faire écho à d’autres points de référence théoriques clés : d’une part, malgré sa distinction philosophique entre le sadique et le masochiste et son insistance sur le fait qu’ils ne doivent pas être considérés comme faisant partie d’un phénomène unitaire, il est important pour notre discussion de se concentrer sur les contributions de Gilles Deleuze au désenchevêtrement du masochisme du champ psychanalytique et de démontrer sa pertinence pour les relations sociales ou politiques. D’autre part, Slavoj Žižek, puisqu’il fait référence au masochisme comme le seul moyen de « suspendre l’abstraction fondamentale et la froideur de la subjectivité capitaliste », ce qui consiste en un geste audacieux d’ouverture à la souffrance de l’autre, dans lequel il faut d’abord démanteler l’abstraction enracinée, le forçage et l’aveuglement face à la douleur des autres inhérents à la subjectivité capitaliste, facilitant ainsi une transition vers une subjectivité révolutionnaire.
Évidemment, cela ne doit pas être considéré comme une expérience qui néglige les différences significatives dans les fondements épistémologiques et méthodologiques des philosophes de diverses traditions. Dans ce contexte, je soutiens que, malgré leurs perspectives divergentes sur le masochisme, il existe un terrain d’entente entre Deleuze et Žižek concernant son potentiel subversif et créatif. Deleuze décrit le masochisme comme une forme de jouissance destructrice, tandis que Žižek reconnaît son rôle dans l’expression d’un désir excessif. Cependant, un examen plus attentif peut révéler que les deux théoriciens comprennent que le masochisme ne peut pas être simplement réduit à une question de douleur ou de plaisir. Au lieu de cela, ils proposent une dynamique plus complexe et nuancée à l’œuvre dans le masochisme. Par conséquent, même lorsque nous nous penchons sur une pratique sexuelle que Foucault a passionnément discutée — et que certains, peut-être, ont même expérimentée — nous pouvons encore en saisir les complexités des dynamiques de pouvoir contemporaines. De plus, plutôt que d’utiliser dogmatiquement les catégories de Foucault interprétées de manière exégétique — ce qui a été et continue d’être poursuivi par un grand groupe de philosophes —, j’ai décidé d’employer des catégories supplémentaires fournies par d’autres penseurs politiques et sociaux contemporains pour faire avancer mon propre projet critique.
Mais parlons de notre situation politique actuelle et, pour commencer, permettez-moi de l’illustrer par un exemple familier.
Javier Milei, le président de l’Argentine, s’est toujours distingué par son comportement insultant, ses poings levés, ses cris bruyants et ses expressions débridées depuis qu’il est devenu une figure publique. Il a insulté de nombreux politiciens locaux, y compris ceux qui le soutiennent aujourd’hui. Milei a remporté la présidence avec le soutien de plus de 50 % de l’électorat, y compris des voix provenant de groupes marginalisés qui subissent maintenant les conséquences de ses coupes budgétaires. En prenant ses fonctions, il a minimisé l’importance du parlement, le qualifiant de « nid de rats » à peine deux mois plus tard. Lors de l’annonce de licenciements dans l’administration publique, il a crié de manière dramatique : « Dehors ! » et a dit avec mépris aux travailleurs de « retourner au travail ». Lorsqu’on l’a averti que des coupes dans les travaux publics pourraient empêcher la construction d’infrastructures, comme des égouts, dans des petites villes, il a répondu avec insensibilité : « Je suis désolé ; si vous ne pouvez pas le payer, vous ne l’aurez pas. » Il a qualifié les gouverneurs de corrompus, promettant de « tous les faire fondre », et a même fait une comparaison offensante d’un d’entre eux avec une personne atteinte du syndrome de Down. Malgré cette approche agressive, une grande partie de l’opinion publique reconnaît que Milei a été franc quant à ses intentions pendant sa campagne, et aujourd’hui, il continue d’agir selon les promesses qu’il a faites. Il convient de noter que cette violence dépasse largement les simples discours publics ou expressions ; elle imprègne les politiques publiques réelles. Considérons le démantèlement du Programme national de soins palliatifs à l’Institut national du cancer. Ce programme était essentiel, fournissant de la morphine et de la méthadone aux 24 juridictions du pays, principalement pour traiter les douleurs sévères liées au cancer dans les provinces les plus pauvres. Sa suppression a eu un effet profond sur le système de santé. De plus, le gouvernement a proposé un budget préliminaire pour l’année fiscale 2025 qui prévoit une réduction alarmante de 76 % des financements pour la prévention du VIH, des hépatites virales, des infections sexuellement transmissibles et de la tuberculose. Cette décision représente clairement un écart significatif par rapport à l’engagement antérieur de financer des médicaments essentiels et des fournitures pour ces initiatives cruciales de santé publique.
Le fait est que, chaque mercredi depuis plusieurs mois, un nombre croissant de personnes manifestent devant le parlement national. La plupart d’entre elles sont des personnes âgées confrontées à la faim en raison des politiques de retraite et économiques de Milei, qui ont affecté la capacité économique des retraités, incapables même de se permettre le coût de leurs médicaments. Le gouvernement de Milei les réprime violemment chaque mercredi. Et la question n’est pas de savoir si les politiques de Milei sont sadique, ce qui, à mon avis, ne fait aucun doute, mais la réaction hebdomadaire des gens face à elles, malgré la cruauté de l’agression policière qu’ils savent devoir affronter. Se pourrait-il que ces manifestations sanglantes nous conduisent à une situation meilleure ? Nous ne le savons pas.
Mais permettez-moi de donner un deuxième exemple.
Comme beaucoup d’entre nous le savent, dans la magistrale relecture d’Euripide, la relation tumultueuse de Médée et Jason se déroule à Corinthe, une ville qui leur avait offert refuge après leur exil de Yolcos. Pourtant, dès le début de la tragédie, la trahison de Jason devient évidente, lorsqu’il abandonne Médée pour épouser la fille de Créon et accéder au trône. Humiliée et blessée, Médée met en œuvre un plan pour restaurer son honneur. Sa réponse à la perfidie de Jason est une descente dans les ténèbres, dépassant les limites de la simple rétribution. Dans un retournement audacieux et dévastateur, Euripide présente Médée comme l’architecte de la mort de ses propres enfants, un acte odieux né de la jalousie et du désir de punir la trahison de Jason. Le portrait que fait le poète de Médée est une exploration nuancée du pouvoir destructeur de la passion, alors que sa rage et son chagrin convergent dans une vengeance catastrophique qui anéantit non seulement sa rivale, mais aussi sa propre chair et son propre sang.
La tragédie d’Euripide ni les diverses interprétations du mythe de Médée ne constituent le principal objet de cette étude, bien qu’elles fournissent un contexte pertinent. Il est incontesté que Médée a tué ses enfants pour punir son mari de l’avoir abandonnée. Cependant, quelles autres inférences pourrions-nous tirer des actions de Médée ? La question doit donc être posée : l’acte est-il simplement une manifestation de rancune, motivée par le ressentiment et la jalousie ? Afin de comprendre ce phénomène, il est nécessaire d’analyser les rôles des femmes dans la Grèce antique. Il est évident que les femmes étaient souvent soumises à l’autorité de leurs époux, pères ou tuteurs, reflétant leur infériorité perçue. Cette perception peut être attribuée à la notion grecque dominante selon laquelle les actions des femmes étaient principalement dictées par les émotions et les passions, plutôt que par la raison. Cette perception a été renforcée par des philosophes et des figures littéraires éminentes de l’époque, notamment Socrate, Platon et Aristote, qui attribuaient l’infériorité des femmes à leur nature inhérente et à l’absence d’éducation. Aristote, en particulier, justifiait la subjugation des femmes en se fondant sur leur prétendue passivité dans la reproduction. Cette perspective est également manifeste dans les premières œuvres littéraires, où les femmes sont souvent dépeintes comme étant gouvernées par l’instinct plutôt que par la raison, conduisant à une faiblesse morale et à une absence de fiabilité. Par conséquent, les femmes étaient reléguées à des rôles domestiques, à la reproduction et à la préservation de la famille.
Nonobstant le fait que le poème ne soit pas celui de Médée elle-même, mais plutôt celui d’Euripide, un homme, la référence susmentionnée au contexte ne saurait être considérée comme triviale, car le filicide commis par l’héroïne implique deux aspects significatifs. D’une part, Médée n’a pas simplement tué la nouvelle épouse de Jason, mais a également ôté la vie à ses propres enfants, qui, bien que non explicitement mentionnés comme objets de l’amour de Médée dans la tragédie, représentent l’aboutissement de la seule mission attribuée aux femmes dans la Grèce antique. D’autre part, cet acte douloureux subvertit simultanément, dans le domaine poétique, à la fois le silence imposé aux femmes à travers les siècles et la malignité et l’infidélité qui leur sont attribuées. En d’autres termes, Médée défie l’image traditionnelle de la féminité, non seulement en niant son instinct maternel mais aussi en transgressant les normes imposées par la société, en envahissant la sphère publique, domaine exclusif de l’homme grec, et en abandonnant la sphère privée traditionnellement assignée aux femmes.
En ce sens, on peut soutenir que Médée cherchait à échapper aux contraintes oppressives de son époque, et dans le masochisme, elle a découvert un moyen non conventionnel mais puissant d’atteindre cet objectif. Dans la Grèce antique, les femmes étaient des sujets d’oppression, soumises à une relation de domination qui s’étendait au-delà de la sphère familiale jusqu’au domaine politique avec une férocité sans égale. Les femmes grecques étaient privées de leurs droits politiques, dépourvues de voix ou de vote à l’Ecclésia, interdites de postes administratifs ou exécutifs, incapables de siéger dans un jury ou de prononcer des discours publics. L’ordre social dominant était tel que le silence était considéré comme la plus haute vertu pour les femmes. Cependant, ce silence n’était pas seulement une vertu ; il servait de forme d’oppression, un moyen de maintenir les femmes dans leur rôle assigné, les empêchant ainsi d’articuler leurs pensées et leurs sentiments. La vision grecque dominante des femmes comme intrinsèquement inférieures, et donc incapables de se gouverner elles-mêmes, était encore renforcée par la croyance qu’elles n’avaient pas le droit de participer à la vie publique. Bien que leur nécessité pour le développement de la vie sociale fût reconnue, le sentiment prédominant était que leurs opinions avaient peu de valeur et que leur existence était à peine tolérée. Sur le plan juridique, elles étaient considérées comme des êtres inférieurs, sans droits ni protections. Il est important de noter que le discours entourant cette question suggère souvent que l’utilisation du terme « discrimination » est inappropriée dans ce contexte, comme si les formes d’oppression et d’exclusion ne constituaient pas de la discrimination. Aristote lui-même a articulé cette perspective de manière explicite : « De même dans la relation entre le mâle et la femelle, par nature, l’un est supérieur et l’autre inférieur, l’un commande et l’autre obéit. » Le système démocratique de la Grèce antique était considéré comme une farce, un système créé par et pour les hommes, les femmes étant ignorées, leurs voix réduites au silence et leur humanité négligée.
Par conséquent, le récit mythologique de Médée transcende les limites de la simple jalousie. Il offre une représentation complète de la société politique grecque antique et fournit un exemple convaincant des mécanismes de pouvoir de cette période historique. Alors que la majorité des études psychologiques et psychanalytiques du masochisme se sont concentrées exclusivement sur son aspect sexuel, mon analyse soutient que, malgré la complexité apparente de la relation entre la politique familiale et la sexualité, il est impératif de reconnaître que le sadomasochisme est, en essence et au fond, un phénomène politique plutôt que sexuel.
Ainsi, si nous comparons ces relations de pouvoir, c’est-à-dire le gouvernement de Milei et la Médée d’Euripide, avec celles au cœur du masochisme, des parallèles commencent à émerger, impossibles à ignorer, et je voudrais les souligner.
La répression violente des manifestations par le gouvernement de Milei peut être perçue comme une manifestation des dynamiques sadomasochistes de pouvoir et de contrôle, telles que décrites par Foucault. Dans ce contexte, l’utilisation de la force par le gouvernement contre les manifestants peut être considérée comme une forme de domination visant à écraser la résistance et à maintenir le contrôle. Cette dynamique rappelle étrangement le mythe de Médée, où les actions du personnage principal sont motivées par un désir de pouvoir et de contrôle, et sa violence est l’expression de son propre sentiment d’impuissance.
Cependant, l’analyse de Foucault pourrait ne pas saisir pleinement la complexité de cette situation, notamment en ce qui concerne le contexte idéologique et économique qui sous-tend les actions du gouvernement. C’est là que la perspective de Deleuze peut être utile, en mettant en lumière les façons dont les manifestants cherchent à créer une « ligne de fuite » qui résiste aux structures de pouvoir dominantes. L’accent mis par Deleuze sur le potentiel créatif du désir et l’importance de résister aux structures dominantes peut aider à éclairer les façons dont les manifestants cherchent à contester les dynamiques de pouvoir existantes.
Par ailleurs, la perspective de Žižek peut aider à situer la répression violente dans le contexte plus large du système capitaliste et des récits idéologiques qui le sous-tendent. En soulignant la manière dont l’idéologie façonne nos perceptions de la réalité et informe nos actions, l’analyse de Žižek peut contribuer à révéler les structures de pouvoir sous-jacentes qui motivent la réponse du gouvernement aux manifestations. En ce sens, les actions du gouvernement peuvent être perçues comme une forme de violence idéologique cherchant à maintenir les structures de pouvoir existantes et à réprimer la dissidence.
En combinant ces perspectives, nous obtiendrions une compréhension plus nuancée des dynamiques complexes en jeu dans cette situation, et de la manière dont les actions du gouvernement sont motivées par un désir de pouvoir et de contrôle rappelant le mythe de Médée.
Merci. »